Philippe Schaller
Vingt ans apres la chute du regime sovietique, le parti dopposition
Iabloko (pomme en russe) dresse dans un rapport un bilan
alarmiste du sort de la jeunesse russe : passivite civique,
carrierisme egoiste, conformisme, refus de chercher la verite,
niveau deducation en baisse, orgueil national, impreparation
totale aux defis du XXIe siecle... La situation sanitaire
est tout aussi preoccupante : contamination galopante au VIH
un million de personnes touchees , explosion du nombre
de toxicomanes mineurs en dix ans, alcoolisme qui tue chaque
annee 40 000 jeunes.
La jeunesse moderne est la premiere generation nee dans la
nouvelle Russie post-sovietique. Elle a vu leffondrement
des anciennes normes et lapparition de normes nouvelles,
tant sociales que politiques. Cette generation etait porteuse
despoir. Espoir visiblement decu.
Une jeunesse depolitisee
A loppose de ce que lon dit habituellement delle une
generation rebelle, qui veut changer le monde , la jeunesse
russe daujourdhui est loyale au pouvoir. Elle est aussi
largement depolitisee. La dimension democratique, lespoir
dun changement de systeme, nest pas une priorite pour les
moins de 30 ans. Pire, ils semblent desinteresses.
Ivan Bolchakov, vingt-six ans, est le chef de la commission
jeunesse au sein de Iabloko. Selon lui, plus de 70% des jeunes
ne sinteressent pas a la politique, 20% y ont un certain
interet. Seuls 5% dentre eux croient que la politique est
un domaine important de la vie. La faute certainement a labsence
de choix politique reel. Pour Oleg Kachine, journaliste au
quotidien Kommersant, cette indifference nest pas celle des
seuls jeunes mais de toute la societe. Le groupe au pouvoir
a convaincu la societe que la politique ne dependait pas du
peuple. Et ca a marche!
Heureusement, tout le monde nest pas dupe. Plus le niveau
deducation dun Russe est eleve, moins il vote pour Russie
unie [le parti de Vladimir Poutine, ndlr], constate Mikhail,
vingt-huit ans, enseignant en sciences humaines dans une universite
dOmsk. Par exemple, a Tomsk, une ville qui heberge beaucoup
duniversites, Russie unie ne fait jamais un score superieur
a 50% aux elections. Cest bien en dessous de la moyenne nationale.
Lopposition existe. Vaguement. Le mouvement des 31 milite
regulierement pour le droit de rassemblement, garanti par
larticle 31 de la Constitution. Depuis deux ans, des protestations
a linitiative dONG de defense des droits de lhomme comme
Memorial ont lieu a Moscou et dans dautres villes chaque
31 des mois qui ont 31 jours. Elles nont que peu dechos
car les autorites sy opposent a chaque fois. Et souvent de
maniere sournoise. Olga Timofeeva, vingt-huit ans, se souvient
comment une telle manifestation organisee a Omsk lan passe
a ete etouffee dans l?uf: Nous etions une vingtaine. Tout
a coup, pres de cinquante personnes sont venues nous encercler
avec des drapeaux nationaux pour faire croire a un rassemblement
progouvernemental. Certaines ont meme danse pour laisser penser
que cetait une simple fete de jeunes et nous decredibiliser.
On a finalement appris quelles avaient ete payees 500 roubles
chacune pour contrer notre mouvement....
Le mariage indeboulonnable
Dans ce contexte, difficile aussi pour des partis dopposition,
ridiculises et pourchasses, de convaincre les jeunes. On parle
en Europe de lancien joueur dechecs Garry Kasparov. Il est
presque inexistant en Russie. Ivan Bolchakov est conscient
que labsence delections libres et honnetes empeche sa formation
dobtenir des resultats serieux. Il croit neanmoins dur comme
fer a son role: Offrir une alternative au regime en place,
lancer des pistes concretes pour le changer.
Les jeunes Russes sont les principales victimes dune politique
qui a detruit le systeme de valeurs communiste sans etre en
mesure de les remplacer. Capitalisme sauvage, immoralisme
et corruption generalisee se sont imposes sans difficulte
a lensemble de la societe, pourrissant la generation montante.
Symptome parmi dautres, 55% des jeunes croient que pour
avoir du succes dans la vie on peut transgresser des normes
et principes moraux, affirme Ivan Bolchakov. Ces jeunes nont
pas dideal. Sauf peut-etre le mariage, un fondement indeboulonnable
(lire le reportage en page 10). Les jeunes Russes vivent pourtant
bien mieux que leurs parents. Ildar Batratdinov en temoigne:
Mes parents avaient un petit appartement, je vis dans un
trois pieces. Ils nont jamais pu sortir dURSS et moi jai
deja visite plusieurs pays a meme pas trente ans!
A defaut de choisir le systeme politique, chacun essaye de
mener la vie la plus agreable possible. Sauf revolution, il
faudra encore attendre quelques generations pour changer les
mentalites, pense-t-il.
Cest une generation pour laquelle la liberte nest pas une
valeur, lache, las, Oleg Kachine. Ce journaliste de Kommersant,
age dune trentaine dannees, est tristement celebre en Russie
et en Europe pour setre fait passe a tabac devant chez lui
en novembre dernier. Son agression avait ete filmee par des
cameras de surveillance. Pour lui, le vrai drame est le depart
de la jeunesse eduquee.
De plus en en plus de jeunes ne resistent pas a la tentation.
Selon un sondage realise en juin dernier par le centre independant
Levada, un institut detudes de lopinion publique, 39% des
jeunes ages de 18 a 24 ans veulent sinstaller a letranger.
Les plus determines sont les plus diplomes (29%). En trois
ans, 1,2 million de personnes ont emigre. Pour la plupart,
il sagissait de jeunes tout juste sortis de lUniversite.
Si cette dynamique ne change pas, il ne restera demain en
Russie que les gens dont les priorites sont une bouteille
de biere a la main et Poutine a la tele, regrette le journaliste.
Aleksandra Pashokva, vingt-huit ans, fait partie de ces jeunes
qui sont partis et ne reviendront pas. Apres des etudes de
medecine, elle a rencontre un Ukrainien et vit maintenant
a Kiev. Aleksandra ne reve que dAmerique et de Canada, la
ou la vie est plus facile.
Quand on lui demande pourquoi le systeme russe ne change pas,
elle nous renvoie a la celebre citation du poete russe Fiodor
Tiouttchev: On ne peut pas comprendre la Russie par la voie
de la raison. On ne peut pas la mesurer. Elle a un caractere
particulier. On ne peut que croire en elle!
Reform? Niet!
Dautres choisissent de rester et de lutter a leur maniere
: Mikhail, vingt-huit ans, et Semion, vingt-cinq ans, sont
de ceux-la. Le zele de ce dernier lui a coute son poste. Semion
etait journaliste politique pour un site en ligne. Lequipe
etait jeune, le redacteur en chef avait vingt-huit ans. Il
raconte: Au depart, on ecrivait ce quon voulait. Quelques
semaines apres les actes terroristes a laeroport Domodedovo
[qui ont fait 35 morts en janvier 2011, ndlr], jai realise
une enquete pour savoir si les mesures decretees par le gouvernement
etaient vraiment prises. Ce netait pas le cas. Quand jai
rendu mon article, on ma dit de le refaire. Je lai fait.
Mais ce netait pas ma conception du metier alors je suis
parti. Semion le paye au prix fort, il est sans emploi fixe
depuis plusieurs mois.
Le journalisme est un secteur presque entierement monopolise
par les jeunes. Cela represente-t-il une opportunite dans
des journaux encore trop complaisants avec le pouvoir? Oleg
Kachine ne le croit pas: Quand un jeune vient travailler
dans une redaction ou regne la censure et ou sonnent les coups
de telephone du Kremlin, il croit que cest normal et que
cest ca, le journalisme.
Le probleme de fond souvent en Russie nest pas de penser,
mais de faire. Quand on leur demande quelle mesure ils prendraient
sils pouvaient en choisir une, Mikhail et Semion restent
evasifs, ils narrivent pas a repondre. Comme un constat dechec.
A la fin de notre entretien, Semion me demande ladresse web
du journal. Je reponds: Reforme. Il sourit. Ca fait penser
a notre situation, lache-t-il. Reform? Niet!
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